L'Instant Philo - L'expérience de la beauté

06 novembre 2022 à 10h50 - 1605 vues
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L'expérience de la beauté                                                                  Emission du dimanche 6 novembre 2022          

Illustration Lucrezia Panciatichi, un tableau d’Angelo Bronzino                     

I. Une expérience bouleversante

A. Nature paradoxale de la beauté ?

1. Constat.

L’expérience que nous faisons de la beauté est intrigante. D’un côté, c'est une expérience somme tout banale : qui n'a jamais ressenti cette émotion qui lui fait déclarer de façon solennelle : " qu'est-ce que c'est beau ! " ? Cela peut arriver devant un paysage, un visage, une peinture, un film, en écoutant une cantate de Bach ou bien le chant d'un oiseau. Et la beauté est perçue dans le monde ordinaire par les deux sens principaux que nous mobilisons : la vue et l'ouïe. Mais, d’un autre côté, la beauté rend manifeste l'existence de quelque chose de tout à fait extraordinaire - bien différent de tout ce que nos cinq sens nous présentent. L'expérience de la beauté comprend en effet le plus souvent un moment de sidération : comme si un éclat d'absolu entrait subitement dans notre quotidien.

2. Spécificité de l'idée du beau selon Platon.

Pour Platon, ce caractère paradoxal de la beauté tient à sa nature même. Illustre représentant de l'idéalisme philosophique, Platon estime que la réalité est constituée d'idées que notre intelligence pure peut saisir. Notre perception habituelle du monde est censée, selon lui, nous égarer car elle ne nous propose que de pâles et périssables copies des idées éternelles. Parmi ces dernières, les trois grandes idées sont celles du beau, du vrai et du bien. Toutefois, pour Platon, il existe une différence de statut entre ces trois idées et celle de la beauté se singularise à bien des égards. Le vrai, on le sait, demande souvent bien des efforts et des raisonnements pour être établi. La vérité, loin d'être une évidence spontanée, est le résultat de tout un cheminement. Le bien, quant à lui,  ne se voit pas clairement sur les visages, ni dans les attitudes et les actions. Même l'idée de notre bien-propre ne nous apparaît souvent que lorsque l'expérience a permis de sortir de toutes les fausses pistes et impasses que nous avons explorées. Pour notre philosophe athénien, la beauté a, elle, ce privilège - qui peut passer aussi pour une sorte de sortilège - d’être la manifestation la plus immédiatement perceptible du monde idéal ici-bas. La seule idée éternelle qui est directement sensible est en effet celle du beau. La beauté constitue ainsi une exception remarquable dans la conception idéaliste du fondateur de l'académie car elle est l'apparition sur terre de ce qu'il y a de meilleur et d'impérissable dans le monde des idées. C’est pourquoi pour Platon il ne faut jamais se moquer, ni sous-estimer une personne qui s’extasie devant une manifestation de la beauté : il y a toujours de la profondeur dans cette attitude. Un esthète ne peut jamais être totalement mauvais.

B. La singulière expérience de la beauté.

On parle parfois de beauté à couper le souffle. En tout cas, la beauté nous enthousiasme et nous inspire. Platon en fait l’objet général de toute passion. L’amour est pour lui toujours désir de beauté et même désir d’engendrer dans le beau[i]. La beauté nous chamboule, peut nous faire tourner la tête, nous bouleverse tout comme le fait l’amour quand il s’empare de nous, corps et âme. Stendhal disait souffrir à Florence de vertiges liés à la puissance des chefs d’œuvre qu’il contemplait dans cette cité de Toscane qui abrite dans ses murs des beautés picturales dont les auteurs sont Raphaël, Léonard de Vinci, Masaccio, Botticelli, Le Caravage, Michel-Ange, Bronzino ... « La beauté est promesse de bonheur » notait également Stendhal pour qui le beau prépare également et rend possible une existence accomplie. C’est dire l’aspect mixte de cette expérience du beau  qui est à la fois  physique et en un sens "métaphysique", c'est-à-dire qui renvoie au concret de la sensibilité et nous élève dans un au-delà magnifié du monde. Kant disait de façon si mystérieuse qu’elle en devient presque poétique : «  le beau est la forme de la finalité d’un objet en tant qu’elle est perçue sans représentation d’une fin »[ii]. Formule énigmatique !  Sans doute disait-il cela pour souligner qu’il y a un élan dans la beauté mais qui dessine un mouvement sans but précis : la beauté serait ainsi le pur plaisir d’être transporté dans un ailleurs d’une grande sérénité. Un élan de passion sans objet précis qui loin de nous déchirer et nous tourmenter, nous réconcilierait avec le meilleur de soi-même.  

C. Critique de la conception idéaliste de la beauté.

1. Critique générale.

Les objections aux analyses de Platon ainsi qu'à toute interprétation idéaliste de la beauté ne manquent pas. Pour Nietzsche et Freud, la vision idéaliste de la beauté parle plus du ressentiment à l'égard de l'existence humaine que du sentiment lui-même du beau. La beauté du monde idéal serait alors surtout un prétexte pour dénoncer et compenser la supposée laideur de notre monde.       

2.  Conception Bergsonienne de l'art et du beau.

Dans une autre optique, le philosophe Bergson voit dans l'expérience esthétique une meilleure perception de la réalité elle-même et non la description d'un autre monde idéal qu'on aurait perdu ou qu'on chercherait à atteindre. Il note : " ... l'artiste a toujours passé pour un "idéaliste". On entend par là qu'il est moins préoccupé que nous du côté positif et matériel de la vie. C'est, au sens propre, un "distrait". Pourquoi étant plus détaché de la réalité, arrive-t-il à y voir plus de choses ? On ne le comprendrait pas, si la vision que nous avons ordinairement des objets extérieurs et de nous-mêmes n'était pas qu'une vision que (...) notre besoin d'agir et de vivre nous a amené à rétrécir et à vider."[iii] Pour Bergson " les nécessités de l'action tendent à limiter le champs de notre vision"[iv] L'expérience du beau est un moment d'élargissement de notre perception. La beauté n'indique donc pas la présence d'un monde meilleur que le nôtre mais elle est le fruit d'un meilleur regard porté sur la riche réalité de notre monde.

 II. Le contraste entre l’expérience du beau et notre manière de le définir  

A.      Le contraste    

Quelle que soit la doctrine à laquelle on adhère, on s'accorde au moins sur un point : l'expérience de la beauté est d’une grande force. La beauté est toujours perçue comme une expérience riche, censée nous placer devant une réalité plus intense. Mais curieusement cette description fait contraste avec les considérations habituelles sur cette catégorie esthétique. La beauté qui fait si forte et noble impression sur notre sensibilité est souvent saisie de manière plate par notre intelligence qui peine à lui donner la place et la valeur qu’elle semble mériter. En effet, il est courant d’insister sur la relativité de la beauté : comme si cette réalité si riche de sens pouvait se diluer dans la logique banale des goûts et des appréciations personnelles. On croit souvent que cette rencontre avec le beau pourtant si commune et frappante dépend des goûts, de sa culture, de son humeur, bref cette grande expérience se réduirait à notre petite subjectivité.

       B.    Les explications

1) Le relativisme culturel.

Comment expliquer cet écart entre cette bouleversante expérience du beau et la conception  assez plate qu'on s'en fait ? D'abord par le relativisme culturel. On sait que les goûts esthétiques sont liés en partie au type de culture, à l’éducation, à notre parcours personnel et à la période historique où l’on se situe. Il faut tenir compte de cet aspect et resté ouvert face à la diversité des manifestations du beau. Toutefois, ce relativisme culturel n’empêche pas qu’il y a des œuvres qui traversent les siècles et les cultures et sont reconnues comme ayant une grande valeur esthétique partout : je parle des classiques comme Les mille et une nuits, L’Iliade ou les œuvres de Mozart.

2)  La confusion faite entre beauté et agréable.

Si on croit que le sentiment du beau est relatif, c'est aussi selon Kant parce qu'on le confond avec la sensation de l'agréable. Kant écrit : " Lorsqu'il s'agit de ce qui est agréable, chacun consent à ce que son jugement, qu'il fonde sur un sentiment personnel et en fonction duquel il affirme qu'un objet lui plaît, soit restreint à sa seule personne. (...) "Le principe : " à chacun son goût" (...) est valable pour ce qui est agréable. " [v]  Kant rejoint l'adage populaire : "les goûts et les couleurs ne se discutent pas".

III. Définition kantienne du beau

A.       La spécificité de l’expérience de la beauté.

Mais il précise : "Il en va tout autrement du beau. Il serait tout juste à l'inverse ridicule que quelqu'un s'imaginant avoir du goût en ce domaine songe en faire preuve en déclarant cet objet (...) est beau pour moi. Car (...) lorsqu'il dit qu'une chose est belle, il attribue aux autres la même satisfaction; il ne juge pas seulement pour lui mais pour autrui et parle alors de la beauté comme si elle était une propriété des choses (...) Et ainsi on ne peut pas dire ici : " à chacun son goût". Car cela reviendrait à dire : (...) il n'existe pas de jugement esthétique qui pourrait légitimement prétendre à l'assentiment de tous. " [vi]

B.       Définition du beau selon Kant.

Kant en déduit la définition suivante : « Est beau ce qui plaît universellement sans concept »[vii] Pourquoi  " sans concept" ? Parce que toutes les explications intellectuelles pour justifier un jugement esthétique sont inadaptées. Le beau est saisi par la sensibilité et non par la raison théorique. Si on pense que le beau est relatif, c'est aussi parce qu'on croit que seule la vérité prouvée scientifiquement peut avoir une validité universelle. Pour Kant, toutefois, un sentiment éprouvé peut aussi "plaire universellement" et s'imposer à toute sensibilité ayant cultivée a minima son goût. Rappelons qu'est universel ce qui vaut de droit partout et toujours. Mais une chose est l'universalité, autre chose l'unanimité. Que la terre est ronde et tourne autour du soleil est une vérité universelle mais qui n'a pas toujours été acceptée de fait par tout le monde. Il y a encore des platistes ! Encore une fois, l'exemple des classiques qui traversent les siècles et les cultures semblent donner raison à cette critique de la relativité du beau ainsi qu'à l'affirmation de la valeur universelle du beau, même si l'unanimité n'est pas toujours au rendez-vous.

C.       Les classiques  

Estimer à cet égard que cette théorie des classiques seraient une façon pour la classe ou la civilisation dominante d'imposer ces vues semble un peu court. Il a toujours existé un art officiel : des peintres dits "pompiers" aux artistes contemporains promus artificiellement par des galeristes qui spéculent. Mais le temps fait souvent le tri et il arrive que des artistes d'abord maudits, trop populaires, appartenant à une culture moins mise en valeur, finissent heureusement par être reconnus. S'il ne faut pas minimiser l'efficacité de la promotion de certains goûts esthétiques pour des raisons idéologiques ou économiques, il semble raisonnable de ne pas leur accorder une toute puissance.    

Conclusion 

Enfin, la beauté est, il faut le noter, une des catégories esthétiques parmi d'autres. Kant parle aussi du sublime. Et des tragiques grecs aux œuvres de Francis Bacon ou de Picasso, en passant par les comédies de Molière, il y a toute une lignée d'artistes qui ne cherchent pas à faire naître le sentiment du beau.  Au demeurant, comme toute expérience esthétique, la beauté nous fait comprendre que nous pouvons rencontrer les autres humains et nous entendre avec eux, pas seulement en reconnaissant le vrai grâce à la science ou en ayant un sentiment partagé du bien en morale mais aussi directement par la sensibilité. Toutefois, avec la beauté c’est la communion la plus paisible et la plus réconfortante avec le reste de l’humanité qui est proposée, celle qui passe par la complicité immédiate et harmonieuse des âmes sensibles. La beauté a  donc la particularité de faire résonner en nous la corde sensible d’un cosmos ordonné et idéal et  de proposer ce dont nous avons souvent besoin : une esthétique de la sérénité et de la paix.

Extraits musicaux mobilisés pour cette émission dans l’ordre de diffusion :

Jean-Sébastien Bach, la cantate : « Jésus,  Que ma joie demeure ! », Wolfgang Amadeus Mozart : Petite musique de nuit, Vivaldi : "Et in terra pax" dans Gloria.

 



[i] Platon : Le banquet, 206 e.

[ii] Kant : La critique du jugement, trad. Gibelin, p.67.

[iii] Bergson, Le rire.

[iv] Idem

[v] Kant : La critique du jugement, trad. Gibelin, p 41.

[vi] Idem

[vii] Kant : La critique du jugement, trad. Gibelin, p 53.

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